CLAUDE GUEUX
(1/2)
* * *
Il y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre ouvrier, vivait à Paris. Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin. L’ouvrier était capable, habile, intelligent, fort maltraité par l’éducation, fort bien traité par la nature, ne sachant pas lire et sachant penser. Un hiver, l’ouvrage manqua. Pas de feu, ni de pain dans le galetas. L’homme, la fille et l’enfant eurent froid et faim. L’homme vola. Je ne sais ce qu’il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais, c’est que de ce vol il résulta trois jours de pain et de feu pour la femme et pour l’enfant, et cinq ans de prison pour l’homme.
L’homme fut envoyé faire son temps à la maison centrale de Clairvaux. Clairvaux, abbaye dont on a fait une bastille, cellule dont on a fait un cabanon, autel dont on a fait un pilori. Quand nous parlons de progrès, c’est ainsi que certaines gens le comprennent et l’exécutent. Voilà la chose qu’ils mettent sous notre mot.
Poursuivons.
Arrivé là, on le mit dans un cachot pour la nuit et dans un atelier pour le jour. Ce n’est pas l’atelier que je blâme.
Claude Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais, était une figure digne et grave. Il avait le front haut, déjà ridé quoique jeune encore, quelques cheveux gris perdus dans les touffes noires, l’œil doux et fort puissamment enfoncé sous une arcade sourcilière bien modelée, les narines ouvertes, le menton avancé, la lèvre dédaigneuse. C’était une belle tête. On va voir ce que la société en a fait.
Il avait la parole rare, le geste peu fréquent, quelque chose d’impérieux dans toute sa personne et qui se faisait obéir, l’air pensif, sérieux plutôt que souffrant. Il avait pourtant bien souffert.
Dans le dépôt où Claude Gueux était enfermé, il y avait un directeur des ateliers, espèce de fonctionnaire propre aux prisons, qui tient tout ensemble du guichetier et du marchand, qui fait en même temps une commande à l’ouvrier et une menace au prisonnier, qui vous met l’outil aux mains et les fers aux pieds. Celui-là était lui-même une variété de l’espèce, un homme bref, tyrannique, obéissant à ses idées, toujours à courte bride sur son autorité ; d’ailleurs, dans l’occasion, bon compagnon, bon prince, jovial même et raillant avec grâce ; dur plutôt que ferme ; ne raisonnant avec personne, pas même avec lui ; bon père, bon mari, sans doute, ce qui est devoir et non vertu ; en un mot, pas méchant, mauvais. C’était un de ces hommes qui n’ont rien de vibrant ni d’élastique, qui sont composés de molécules inertes, qui ne résonnent au choc d’aucune idée, au contact d’aucun sentiment, qui ont des colères glacées, des haines mornes, des emportements sans émotion, qui prennent feu sans s’échauffer, dont la capacité de calorique est nulle, et qu’on dirait souvent faits de bois ; ils flambent par un bout et sont froids par l’autre. La ligne principale, la ligne diagonale du caractère de cet homme, c’était la ténacité. Il était fier d’être tenace, et se comparait à Napoléon. Ceci n’est qu’une illusion d’optique. Il y a nombre de gens qui en sont dupes et qui, à certaine distance, prennent la ténacité pour de la volonté, et une chandelle pour une étoile. Quand cet homme donc avait une fois ajusté ce qu’il appelait sa volonté à une chose absurde, il allait tête haute et à travers toute broussaille jusqu’au bout de la chose absurde. L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge. Cela va loin. En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences.
Voilà donc ce que c’était que le directeur des ateliers de la prison centrale de Clairvaux. Voilà de quoi était fait le briquet avec lequel la société frappait chaque jour sur les prisonniers pour en tirer des étincelles.
L’étincelle que de pareils briquets arrachent à de pareils cailloux allume souvent des incendies.
Nous avons dit qu’une fois arrivé à Clairvaux, Claude Gueux fut numéroté dans un atelier et rivé à une besogne. Le directeur de l’atelier fit connaissance avec lui, le reconnut bon ouvrier, et le traita bien. Il paraît même qu’un jour, étant de bonne humeur, et voyant Claude Gueux fort triste, car cet homme pensait toujours à celle qu’il appelait sa femme il lui conta, par manière de jovialité et de passe-temps, et aussi pour le consoler, que cette malheureuse s’était faite fille publique. Claude demanda froidement ce qu’était devenu l’enfant. On ne savait.
Au bout de quelques mois, Claude s’acclimata à l’air de la prison, et parut ne plus songer à rien. Une certaine sérénité sévère, propre à son caractère, avait repris le dessus.
Au bout du même espace de temps à peu près, Claude avait acquis un ascendant singulier sur tous ses compagnons. Comme par une sorte de convention tacite, et sans que personne sût pourquoi, pas même lui, tous ces hommes le consultaient, l’écoutaient, l’admiraient et l’imitaient, ce qui est le dernier degré ascendant de l’admiration. Ce n’était pas une médiocre gloire d’être obéi par toutes ces natures désobéissantes. Cet empire lui était venu sans qu’il y songeât. Cela tenait au regard qu’il avait dans les yeux. L’œil de l’homme est une fenêtre par laquelle on voit les pensées qui vont et viennent dans sa tête.
Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné et par une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimant. Claude était aimant.
En moins de trois mois donc, Claude était devenu l’âme, la loi et l’ordre de l’atelier. Toutes ces aiguilles tournaient sur son cadran. Il devait douter lui-même par moments s’il était roi ou prisonnier. C’était une sorte de pape captif avec ses cardinaux.
Et, par une réaction toute naturelle dont l’effet s’accomplit sur toutes les échelles, aimé des prisonniers, il était détesté des geôliers. Cela est toujours ainsi. La popularité ne va jamais sans la défaveur. L’amour des esclaves est toujours doublé de la haine des maîtres.
Claude Gueux était grand mangeur. C’était une particularité de son organisation. Il avait l’estomac fait de telle sorte que la nourriture de deux hommes ordinaires suffisait à peine à sa journée. M. de Cotadilla avait un de ces appétits-là, et en riait ; mais ce qui est une occasion de gaieté pour un duc grand d’Espagne qui a cinq cent mille moutons est une charge pour un ouvrier, et un malheur pour un prisonnier.
Claude Gueux, libre dans son grenier, travaillait tout le jour, gagnait son pain de quatre livres et le mangeait. Claude Gueux, en prison, travaillait tout le jour et recevait invariablement pour sa peine une livre et demie de pain et quatre onces de viande. La ration est inexorable. Claude avait donc habituellement faim dans la prison de Clairvaux.
Il avait faim, et c’était tout. Il n’en parlait pas. C’était sa nature ainsi.
Un jour, Claude venait de dévorer sa maigre pitance, et s’était remis à son métier, croyant tromper la faim par le travail. Les autres prisonniers mangeaient joyeusement. Un jeune homme, pâle, blanc, faible, vint se placer près de lui. Il tenait à la main sa ration, à laquelle il n’avait pas encore touché, et un couteau. Il restait là debout, près de Claude, ayant l’air de vouloir parler et de ne pas oser. Cet homme, et son pain, et sa viande, importunaient Claude.
— Que veux-tu ? dit-il enfin brusquement.
— Que tu me rendes un service, dit timidement le jeune homme.
— Quoi ? reprit Claude.
— Que tu m’aides à manger cela. J’en ai trop.
Une larme roula dans l’œil hautain de Claude. Il prit le couteau, partagea la ration du jeune homme en deux parts égales, en prit une, et se mit à manger.
— Merci, dit le jeune homme. Si tu veux, nous partagerons comme cela tous les jours.
— Comment t’appelles-tu ? dit Claude Gueux.
— Albin.
— Pourquoi es-tu ici ? reprit Claude.
— J’ai volé.
— Et moi aussi, dit Claude.
Ils partagèrent en effet de la sorte tous les jours. Claude Gueux avait trente-six ans, et par moments il en paraissait cinquante, tant sa pensée habituelle était sévère. Albin avait vingt ans, on lui en eût donné dix-sept, tant il y avait encore d’innocence dans le regard de ce voleur. Une étroite amitié se noua entre ces deux hommes. Amitié de père à fils plutôt que de frère à frère. Albin était encore presque un enfant ; Claude était déjà presque un vieillard.
Ils travaillaient dans le même atelier, ils couchaient sous la même clef de voûte, ils se promenaient dans le même préau, ils mordaient au même pain. Chacun des deux amis était l’univers pour l’autre. Il paraît qu’ils étaient heureux.
Nous avons déjà parlé du directeur des ateliers. Cet homme, haï des prisonniers, était souvent obligé, pour se faire obéir d’eux, d’avoir recours à Claude Gueux qui en était aimé. Dans plus d’une occasion, lorsqu’il s’était agi d’empêcher une rébellion ou un tumulte, l’autorité sans titre de Claude Gueux avait prêté main-forte à l’autorité officielle du directeur. En effet, pour contenir les prisonniers, dix paroles de Claude valaient dix gendarmes. Claude avait maintes fois rendu ce service au directeur. Aussi le directeur le détestait-il cordialement. Il était jaloux de ce voleur. Il avait au fond du cœur une haine secrète, envieuse, implacable, contre Claude, une haine de souverain de droit à souverain de fait, de pouvoir temporel à pouvoir spirituel.
Ces haines-là sont les pires.
Claude aimait beaucoup Albin, et ne songeait pas au directeur.
Un jour, un matin, au moment où les condamnés passaient deux à deux du dortoir dans l’atelier, un guichetier appela Albin qui était à côté de Claude et le prévint que le directeur le demandait.
— Que te veut-on ? dit Claude.
— Je ne sais pas, dit Albin.
Le guichetier emmena Albin.
La matinée se passa, Albin ne revint pas à l’atelier. Quand arriva l’heure du repas, Claude pensa qu’il retrouverait Albin au préau. Albin n’était pas au préau. On rentra dans l’atelier, Albin ne reparut pas dans l’atelier. La journée s’écoula ainsi. Le soir, quand on ramena les prisonniers dans leur dortoir, Claude y chercha des yeux Albin, et ne le vit pas. Il paraît qu’il souffrit beaucoup dans ce moment-là, car il adressa la parole à un guichetier, ce qu’il ne faisait jamais.
— Est-ce qu’Albin est malade ? dit-il.
— Non, répondit le guichetier.
— D’où vient donc, reprit Claude, qu’il n’a pas reparu aujourd’hui ?
— Ah ! dit négligemment le porte-clefs, c’est qu’on l’a changé de quartier.
Les témoins qui ont déposé de ces faits plus tard remarquèrent qu’à cette réponse du guichetier la main de Claude, qui portait une chandelle allumée, trembla légèrement. Il reprit avec calme :
— Qui a donné cet ordre-là ?
Le guichetier répondit :
— M. D.
Le directeur des ateliers s’appelait M. D.
La journée du lendemain se passa comme la journée précédente, sans Albin.
Le soir, à l’heure de la clôture des travaux, le directeur, M. D., vint faire sa ronde habituelle dans l’atelier. Du plus loin que Claude le vit, il ôta son bonnet de grosse laine, il boutonna sa veste grise, triste livrée de Clairvaux, car il est de principe dans les prisons qu’une veste respectueusement boutonnée prévient favorablement les supérieurs, et il se tint debout et son bonnet à la main à l’entrée de son banc, attendant le passage du directeur. Le directeur passa.
— Monsieur ! dit Claude.
Le directeur s’arrêta et se détourna à demi.
— Monsieur, reprit Claude, est-ce que c’est vrai qu’on a changé Albin de quartier ?
— Oui, répondit le directeur.
— Monsieur, poursuivit Claude, j’ai besoin d’Albin pour vivre.
Il ajouta :
— Vous savez que je n’ai pas assez de quoi manger avec la ration de la maison, et qu’Albin partageait son pain avec moi.
— C’était son affaire, dit le directeur.
— Monsieur, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire remettre Albin dans le même quartier que moi ?
— Impossible. Il y a décision prise.
— Par qui ?
— Par moi.
— Monsieur D., reprit Claude, c’est la vie ou la mort pour moi, et cela dépend de vous.
— Je ne reviens jamais sur mes décisions.
— Monsieur, est-ce que je vous ai fait quelque chose ? Que vous ai-je fait ?
— Rien.
— En ce cas, dit Claude, pourquoi me séparez-vous d’Albin ?
— Parce que, dit le directeur.
Cette explication donnée, le directeur passa outre.
Claude baissa la tête et ne répliqua pas. Pauvre lion en cage à qui l’on ôtait son chien !
Nous sommes forcé de dire que le chagrin de cette séparation n’altéra en rien la voracité en quelque sorte maladive du prisonnier. Rien d’ailleurs ne parut sensiblement changé en lui. Il ne parlait d’Albin à aucun de ses camarades. Il se promenait seul dans le préau aux heures de récréation, et il avait faim. Rien de plus.
Cependant ceux qui le connaissaient bien remarquaient quelque chose de sinistre et de sombre qui s’épaississait chaque jour de plus en plus sur son visage. Du reste, il était plus doux que jamais.
Plusieurs voulurent partager leur ration avec lui, il refusa en souriant.
Tous les soirs, depuis l’explication que lui avait donnée le directeur, il faisait une espèce de chose folle qui étonnait de la part d’un homme aussi sérieux. Au moment où le directeur, ramené à heure fixe par sa tournée habituelle, passait devant le métier de Claude, Claude levait les yeux et le regardait fixement, puis il lui adressait d’un ton plein d’angoisse et de colère qui tenait à la fois de la prière et de la menace ces deux mots seulement : Et Albin ? Le directeur faisait semblant de ne pas entendre ou s’éloignait en haussant les épaules.
Cet homme avait tort de hausser les épaules, car il était évident pour tous les spectateurs de ces scènes étranges que Claude Gueux était intérieurement déterminé à quelque chose. Toute la prison attendait avec anxiété quel serait le résultat de cette lutte entre une ténacité et une résolution.
Il a été constaté qu’une fois entre autres Claude dit au directeur :
— Écoutez, monsieur, rendez-moi mon camarade. Vous ferez bien, je vous assure. Remarquez que je vous dis cela.
Une autre fois, un dimanche, comme il se tenait dans le préau, assis sur une pierre, les coudes sur les genoux et son front dans ses mains, immobile depuis plusieurs heures dans la même attitude, le condamné Faillette s’approcha de lui, et lui cria en riant :
— Que diable fais-tu donc là, Claude ?
Claude leva lentement sa tête sévère, et dit :
— Je juge quelqu’un.
Un soir enfin, le 25 octobre 1831, au moment où le directeur faisait sa ronde, Claude brisa sous son pied avec bruit un verre de montre qu’il avait trouvé le matin dans un corridor. Le directeur demanda d’où venait ce bruit.
— Ce n’est rien, dit Claude, c’est moi. Monsieur le directeur, rendez-moi Albin, rendez-moi mon camarade.
— Impossible, dit le maître.
— Il le faut pourtant, dit Claude d’une voix basse et ferme ; et, regardant le directeur en face, il ajouta :
— Réfléchissez. Nous sommes aujourd’hui le 25 octobre. Je vous donne jusqu’au 4 novembre.
Un guichetier fit remarquer à M. D. que Claude le menaçait, et que c’était un cas de cachot.
— Non, point de cachot, dit le directeur avec un sourire dédaigneux, il faut être bon avec ces gens-là !
Le lendemain, le condamné Pernot aborda Claude, qui se promenait seul et pensif, laissant les autres prisonniers s’ébattre dans un petit carré de soleil à l’autre bout de la cour.
— Hé bien ! Claude, à quoi songes-tu ? tu parais triste.
— Je crains, dit Claude, qu’il n’arrive bientôt quelque malheur à ce bon M. D.
Il y a neuf jours pleins du 25 octobre au 4 novembre. Claude n’en laissa pas passer un sans avertir gravement le directeur de l’état de plus en plus douloureux où le mettait la disparition d’Albin. Le directeur, fatigué, lui infligea une fois vingt-quatre heures de cachot parce que la prière ressemblait trop à une sommation. Voilà tout ce que Claude obtint.
Le 4 novembre arriva. Ce jour-là, Claude s’éveilla avec un visage serein qu’on ne lui avait pas encore vu depuis le jour où la décision de M. D. l’avait séparé de son ami. En se levant, il fouilla dans une espèce de caisse de bois blanc qui était au pied de son lit et qui contenait ses quelques guenilles. Il en tira une paire de ciseaux de couturière. C’était, avec un volume dépareillé de l’Émile, la seule chose qui lui restât de la femme qu’il avait aimée, de la mère de son enfant, de son heureux petit ménage d’autrefois. Deux meubles bien inutiles pour Claude ; les ciseaux ne pouvaient servir qu’à une femme, le livre qu’à un lettré. Claude ne savait ni coudre ni lire.
Au moment où il traversait le vieux cloître déshonoré et blanchi à la chaux qui sert de promenoir l’hiver, il s’approcha du condamné Ferrari, qui regardait avec attention les énormes barreaux d’une croisée. Claude tenait à la main la petite paire de ciseaux ; il la montra à Ferrari en disant :
— Ce soir je couperai ces barreaux-ci avec ces ciseaux-là.
Ferrari, incrédule, se mit à rire, et Claude aussi.
Ce matin-là, il travailla avec plus d’ardeur qu’à l’ordinaire ; jamais il n’avait fait si vite et si bien. Il parut attacher un certain prix à terminer dans la matinée un chapeau de paille que lui avait payé d’avance un honnête bourgeois de Troyes, M. Bressier.
Un peu avant midi, il descendit sous un prétexte à l’atelier des menuisiers situé au rez-de-chaussée, au-dessous de l’étage où il travaillait. Claude était aimé là comme ailleurs, mais il y entrait rarement. Aussi :
— Tiens ! voilà Claude !
On l’entoura. Ce fut une fête. Claude jeta un coup d’œil rapide dans la salle. Pas un des surveillants n’y était.
— Qui est-ce qui a une hache à me prêter ? dit-il.
— Pourquoi faire ? lui demanda-t-on.
Il répondit :
— C’est pour tuer ce soir le directeur des ateliers.
On lui présenta plusieurs haches à choisir. Il prit la plus petite, qui était fort tranchante, la cacha dans son pantalon, et sortit. Il y avait là vingt-sept prisonniers. Il ne leur avait pas recommandé le secret. Tous le gardèrent.
Ils ne causèrent même pas de la chose entre eux.
Chacun attendit de son côté ce qui arriverait. L’affaire était terrible, droite et simple. Pas de complication possible. Claude ne pouvait être ni conseillé, ni dénoncé.
Une heure après, il aborda un jeune condamné de seize ans qui bâillait dans le promenoir, et lui conseilla d’apprendre à lire. En ce moment, le détenu Faillette accosta Claude, et lui demanda ce que diable il cachait là dans son pantalon. Claude dit :
— C’est une hache pour tuer M. D. ce soir.
Il ajouta :
— Est-ce que cela se voit ?
— Un peu, dit Faillette.
Le reste de la journée fut à l’ordinaire. À sept heures du soir, on renferma les prisonniers, chaque section dans l’atelier qui lui était assigné ; et les surveillants sortirent des salles de travail, comme il paraît que c’est l’habitude, pour ne rentrer qu’après la ronde du directeur.
Claude Gueux fut donc verrouillé comme les autres dans son atelier avec ses compagnons de métier.
Alors il se passa dans cet atelier une scène extraordinaire, une scène qui n’est ni sans majesté ni sans terreur, la seule de ce genre qu’aucune histoire puisse raconter.
Il y avait là, ainsi que l’a constaté l’instruction judiciaire qui a eu lieu depuis, quatrevingt-deux voleurs, y compris Claude.
Une fois que les surveillants les eurent laissés seuls, Claude se leva debout sur son banc, et annonça à toute la chambrée qu’il avait quelque chose à dire. On fit silence.
Alors Claude haussa la voix et dit :
— Vous savez tous qu’Albin était mon frère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Même en n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’ai aimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé. Le directeur, M. D., nous a séparés. Cela ne lui faisait rien que nous fussions ensemble ; mais c’est un méchant homme, qui jouit de tourmenter. Je lui ai redemandé Albin. Vous avez vu ? il n’a pas voulu. Je lui ai donné jusqu’au 4 novembre pour me rendre Albin. Il m’a fait mettre au cachot pour avoir dit cela. Moi, pendant ce temps-là, je l’ai jugé et je l’ai condamné à mort[1]. Nous sommes au 4 novembre. Il viendra dans deux heures faire sa tournée. Je vous préviens que je vais le tuer. Avez-vous quelque chose à dire à cela ?
Tous gardèrent le silence.
Claude reprit. Il parla, à ce qu’il paraît, avec une éloquence singulière, qui d’ailleurs lui était naturelle. Il déclara qu’il savait bien qu’il allait faire une action violente, mais qu’il ne croyait pas avoir tort. Il attesta la conscience des quatrevingt-un voleurs qui l’écoutaient :
Qu’il était dans une rude extrémité ;
Que la nécessité de se faire justice soi-même était un cul-de-sac où l’on se trouvait engagé quelquefois ;
Qu’à la vérité il ne pouvait prendre la vie du directeur sans donner la sienne propre, mais qu’il trouvait bon de donner sa vie pour une chose juste ;
Qu’il avait mûrement réfléchi, et à cela seulement, depuis deux mois ;
Qu’il croyait bien ne pas se laisser entraîner par le ressentiment, mais que, dans le cas où cela serait, il suppliait qu’on l’en avertît ;
Qu’il soumettait honnêtement ses raisons aux hommes justes qui l’entouraient ;
Qu’il allait donc tuer M. D., mais que, si quelqu’un avait une objection à lui faire, il était prêt à l’écouter.
Une voix seulement s’éleva, et dit qu’avant de tuer le directeur, Claude devait essayer une dernière fois de lui parler et de le fléchir.
— C’est juste, dit Claude, et je le ferai.
Huit heures sonnèrent à la grande horloge. Le directeur devait venir à neuf heures.
Une fois que cette étrange cour de cassation eut en quelque sorte ratifié la sentence qu’il avait portée, Claude reprit toute sa sérénité. Il mit sur une table tout ce qu’il possédait en linge et en vêtements, la pauvre dépouille du prisonnier, et, appelant l’un après l’autre ceux de ses compagnons qu’il aimait le plus après Albin, il leur distribua tout. Il ne garda que la petite paire de ciseaux.
Puis il les embrassa tous. Quelques-uns pleuraient, il souriait à ceux-là.
Il y eut dans cette heure dernière des instants où il causa avec tant de tranquillité et même de gaieté, que plusieurs de ses camarades espéraient intérieurement, comme ils l’ont déclaré depuis, qu’il abandonnerait peut-être sa résolution. Il s’amusa même une fois à éteindre une des rares chandelles qui éclairaient l’atelier avec le souffle de sa narine, car il avait de mauvaises habitudes d’éducation qui dérangeaient sa dignité naturelle plus souvent qu’il n’aurait fallu. Rien ne pouvait faire que cet ancien gamin des rues n’eût point par moments l’odeur du ruisseau de Paris.
Il aperçut un jeune condamné qui était pâle, qui le regardait avec des yeux fixes, et qui tremblait, sans doute dans l’attente de ce qu’il allait voir.
— Allons, du courage, jeune homme ! lui dit Claude doucement, ce ne sera que l’affaire d’un instant.
Quand il eut distribué toutes ses hardes, fait tous ses adieux, serré toutes les mains, il interrompit quelques causeries inquiètes qui se faisaient çà et là dans les coins obscurs de l’atelier, et il commanda qu’on se remît au travail. Tous obéirent en silence.
L’atelier où ceci se passait était une salle oblongue, un long parallélogramme percé de fenêtres sur ses deux grands côtés, et de deux portes qui se regardaient à ses deux extrémités. Les métiers avec leurs bancs étaient rangés de chaque côté près des fenêtres, les bancs touchant le mur à angle droit, et l’espace resté libre entre les deux rangées de métiers formait une sorte de longue voie qui allait en ligne droite de l’une des portes à l’autre et traversait ainsi toute la salle.